Du retard (ou ce qu’il advient de la règle de la ponctualité dans un monde qui vous empêche d’arriver à l’heure)
Participants du LVMT :
- Responsables scientifiques :
Emre KORSU
Axes de recherche du LVMT :
Axe 1 « Pratiques et représentations »
Début : 01/2023
- Fin : 12/2025
Financement sur ressources propres
Le projet
Nous vivons dans une société disciplinée au temps-horloge et la vie sociale s’organise autour de cette discipline. Les membres de cette société sont contraints, à tout instant, de respecter des contraintes horaires. C’est à son aptitude à respecter cette discipline du temps-horloge, entre autres, que se mesure le sérieux, l’exemplarité, l’irréprochabilité de chacun en tant que citoyen. La ponctualité est une qualité recherchée, attendue chez le citoyen exemplaire. Le manque de ponctualité est symétriquement un défaut qui vaut (ou est censé valoir) à celui qui commet la faute de ne pas être à l’heure des sanctions, des plus légères (une petite remarque verbale) aux plus lourdes (une interdiction, une exclusion, un licenciement, une humiliation). Mais d’un autre côté, il y a quelques raisons de penser qu’il existe dans notre société un courant, qui prend sa source dans le rapport au temps même de notre société, et qui pousse la vie sociale dans une direction telle qu’il devient plus difficile, pour chacun d’entre nous, d’honorer les contrats horaires, d’être constamment à l’heure, de n’être jamais en retard. Pour faire simple, on peut appeler ce courant l’accélération de la vie sociale, ou, pour employer une formule peut-être plus exacte, l’augmentation de la pression temporelle [Cf., à ce propos, l’incontournable Rosa [2010], et aussi, en France, Aubert [2003, 2019]. Cette pression, dans bien des cas, c’est nous-même qui la provoquons, au moins en partie. Parce qu’on veut enrichir le contenu de nos journées au maximum, on se concocte des agendas quotidiens bien remplis, et qui sont par conséquent plus difficiles à tenir. La pression temporelle est aussi une réalité que nos concitoyens subissent : il arrive que la vie sociale leur impose des agendas quotidiens qu’ils auraient voulu autres et qui sont particulièrement difficiles à tenir – comme par exemple, dans le cas bien connu des parents, et surtout des mères dans les faits car beaucoup plus sollicitées, qui peinent à honorer les contrats horaires du temps professionnel et du temps familial/domestique dans les 24h chrono d’une même journée. Ces agendas difficiles à dompter, soumis à d’intenses déterminations extérieures, exposent aussi à un risque chronique de retard. Ce risque est par ailleurs exacerbé par un effet d’agrégation auquel chacun d’entre nous contribue sans en être responsable : la saturation des transports. Les perturbations chroniques qui en résultent appellent toute personne qui veut toujours arriver à l’heure à prévoir des marges de plus en plus importantes, ce qui ne va pas facilement de soi.
Il est donc attendu du citoyen exemplaire qu’il soit toujours à l’heure mais c’est comme si la société, avec la complicité active mais le plus souvent involontaire de ses membres, faisait de son mieux pour qu’il n’y arrive pas. Qu’advient-il de la règle de la ponctualité dans un tel contexte ? Comment un collectif gère-t-il une situation où chacun attend des autres qu’ils soient à l’heure, tout en comprenant – et le comprenant d’autant mieux qu’il baigne lui aussi jusqu’au cou dans les mêmes conditions – qu’il y a des raisons objectives qui compliquent le respect de la ponctualité et que personne, y compris soi-même, n’est à l’abri d’arriver, ne serait-ce qu’à certaines occasions, en retard ? Il y a matière ici à enquête sociographique. Si l’enjeu de cette recherche est bien la connaissance des permanences et changements propres au rapport au temps de notre société et dans la manière dont la discipline du temps-horloge imprime sa rigueur dans le quotidien de nos existences, l’ambition, à un niveau de généralité supérieur encore, est de proposer une étude sur les manières dont les règles de la vie sociale viennent à exister, à se reproduire et à muter, au sein d’une société plurielle où le consensus est de l’ordre de la rareté.