Travail domestique et mobilité quotidienne 

Inégalités et Invisibilités

Pensez à la semaine d’une mère de 40 ans, avec deux enfants de 5 et 8 ans, vivant non loin du LVMT. Au-delà des trajets qu’elle fait vers l’est de Paris pour se rendre au bureau quatre jours par semaine, où elle est assistante de direction, elle se déplace également pour un ensemble d’activités dont dépend le bien-être d’autres personnes. Ainsi, elle récupère tous les soirs ses enfants au centre de loisirs, chaque jour à une heure différente, en fonction des activités extrascolaires auxquelles elle les accompagne. Le mercredi, elle reste en télétravail afin de pouvoir récupérer ses enfants le midi et pouvoir accompagner l’ainée au rendez-vous chez l’orthophoniste et le petit au conservatoire ; ensuite elle ira les chercher pour les ramener à la piscine, et en attendant elle fera une petite course d’appoint. Samedi, elle doit accompagner l’aînée et deux copain·es à un match de handball au sud de la Seine-et-Marne. Elle ira faire des grosses courses à l’hypermarché, au retour. Dimanche, elle va plus vers l’est, avec la famille, rendre visite à sa mère et lui apporter quelques plats cuisinés et des médicaments. Jeudi de la semaine dernière, elle a dû quitter le travail plus tôt pour accompagner sa mère, qui est tombée et s’est cassé le poignet, aux urgences. Cela semble complexe comme mobilité quotidienne. Qu’en est-il des réflexions dans la recherche sur ces déplacements liés au travail domestique ? 

 

Dans les champs des transports et de la mobilité quotidienne, les travaux se sont longuement intéressés aux déplacements domicile-travail. Des recherches, passées et actuelles, considèrent les navettes comme une variable importante de la complexité urbaine (Kanaroglou et al., 2015). Même une partie importante de la littérature sur le genre et la mobilité, particulièrement les premiers travaux, se centre sur l’analyse des déplacements domicile-travail pour comprendre les écarts entre femmes et hommes (Madden, 1981 ; Cattan, 2007). Ces recherches montrent que les femmes font des navettes plus courtes, en temps et en distance. Parmi les explications données à ces écarts, certains travaux évoquent les responsabilités domestiques le plus souvent assumées par les femmes (Kwan, 2000). 

 

Au-delà de ces effets sur les déplacements professionnels, d’autres liens entre mobilité quotidienne et travail domestique existent. Certaines enquêtes de mobilité, comme les enquêtes ménages-déplacements, contiennent des informations sur les motifs des déplacements, ce qui facilite l’analyse de la mobilité en dehors des navettes. En effet, de nombreuses recherches existent sur les mobilités pour achats ou les accompagnements, dont plusieurs ont été conduites au LVMT (Pernot, 2021 ; Chrétien, 2017 ; Motte-Baumvol et al., 2011). Entre autres, ces travaux montrent que ces déplacements sont très souvent réalisés par des femmes. Cependant, la majorité d’entre eux ne considère pas les activités domestiques en tant que catégorie de mobilité à part entière et ne la conceptualisent pas. Pourtant, en sciences sociales, les chercheuses féministes ont théorisé le concept de travail domestique, défini comme l’ensemble des multiples activités non-rémunérées nécessaires à     la maintenance du foyer et qui sont bénéfiques aux autres membres du ménage (Delphy, 2003 ; Roy 2012). D’autres autrices utilisent le concept de care pour catégoriser tout le travail, majoritairement réalisé par des femmes, qui contribue au bien-être et la subsistance de la société, mais qui n’est pas bien reconnu ni valorisé (Tronto, 1993 ; Fraser, 2016). 

 

À la croisée des réflexions féministes sur le care ou le travail domestique et des résultats précédents sur les pratiques de mobilité liées à ces activités, des chercheuses ont tenté de nommer et conceptualiser une catégorie de déplacements. L’une des pionnières en France, Jacqueline Coutras (1997), en réaction à la standardisation des catégories de motifs de déplacement dans les enquêtes, propose la catégorie de « mobilité domestique ». Elle affirme que l’éparpillement de la mobilité domestique dans plusieurs catégories et la prépondérance de la mobilité domicile-travail empêchent une analyse complète de la dimension genrée de la mobilité quotidienne. Plus récent, mais proche conceptuellement, Marie Gilow (2019) propose le concept de « travail domestique de mobilité ». Ce terme met en valeur la dimension de travail, en soi et à part entière, des déplacements liés au travail domestique. Inés Sánchez de Madariaga (2013) propose, quant à elle, le concept de « mobility of care ». Même si les termes qu’elles emploient ne sont pas les mêmes, leurs objectifs sont similaires : changer le paradigme de la mobilité quotidienne centrée sur les déplacements domicile-travail et rendre visible et analysable la mobilité liée au travail domestique. Ces concepts cherchent à renouveler les outils d’analyse afin d’avoir une meilleure compréhension de la dimension genrée de la mobilité quotidienne, en recentrant le regard autour de ce travail indispensable pour le quotidien mais peu reconnu (et non rémunéré). Certaines recherches conduites au LVMT se sont appropriées ces réflexions théoriques et conceptuelles. C’est le cas de la thèse d’Emma Peltier sur la mobilité des femmes « Roms » (2023) qui propose une analyse intersectionnelle du travail domestique de mobilité, ainsi que de mon travail de doctorat en cours qui porte sur la mobilité quotidienne des mères solos franciliennes et analyse avec des approches quantitatives et qualitatives l’importance qu’a la mobilité liée au travail domestique dans la complexité de leur quotidien. 

 

La mobilité liée au travail domestique, que l’on utilise un concept ou un autre, comprend l’ensemble des déplacements du quotidien réalisés pour des activités, non rémunérées et avec peu de reconnaissance sociale, qui bénéficient à d’autres personnes et qui sont nécessaires à la subsistance d’un ménage et/ou d’une communauté. Ces déplacements sont souvent courts, concentrés dans un rayon autour du domicile, mais plus nombreux que les navettes domicile-travail. Cette mobilité se caractérise également par des horaires décalés qui dépassent les heures de pointe classiques, et par des trajets impliquant la gestion d’une charge (les courses, les poussettes, les affaires des enfants, des dossiers administratifs, entre autres) et/ou la présence d’une personne dépendante (dont les enfants). Étant donné ces éléments, cette mobilité quotidienne implique également un travail logistique en amont afin de coordonner différents horaires et emplois du temps (écoles, commerces, services de transports en commun), mais aussi d’optimiser les charges et les présences. 

 

Références:

 

– Cattan N., 2007, Genre, mobilité quotidienne et emploi en Île-de-France, in Femmes et mobilités., Editions Cortext, Liège, pp. 201‑219. 

– Coutras J., 1997, La mobilité quotidienne et les inégalités de sexe à travers le prisme des statistiques, Recherches féministes, vol. 10, n° 2, pp. 77‑90. 

– Chrétien J., 2017, Rôle de la mobilité dans la maîtrise d’un quotidien complexe : Pratiques spatiales, choix modal et rapport au temps des Franciliens, Thèse de doctorat : sociologie : Université Paris-Est, 566 p. 

– Delphy C., 2003, Par où attaquer le « partage inégal » du « travail ménager » ?, Nouvelles Questions Féministes, vol. 22, n° 3, pp. 47‑71. 

– Fraser N., 2016, « Nancy Fraser: Contradictions of Capital and Care », New Left Review, vol. 100, p. 99‑117. 

– Gilow M., 2019, Le Travail Domestique de Mobilité. Un concept pour comprendre la mobilité quotidienne des travailleuses avec enfants à Bruxelles, Thèse de doctorat : sciences politiques et sociales, Université Libre de Bruxelles. 

– Kanaroglou P. S., Higgins C. D., Chowdhury T. A., 2015, Excess commuting: a critical review and comparative analysis of concepts, indices, and policy implications, Journal of Transport Geography, vol. 44, pp. 13‑23. 

– Kwan M.-P, 2000, Gender differences in space-time constraints, Area, vol. 32, n° 2, pp. 145‑156. 

– Madden J. F., 1981, Why Women Work Closer to Home, Urban Studies, vol. 18, n° 2, pp. 181‑194. 

– Motte-Baumvol B., Belton-Chevallier L., Shearmur R. G., 2011, Différences de genre et formes de dépendances des conjoints biactifs dans l’accompagnement des enfants, Géographie, économie, société, vol. 13, n° 2, pp. 189‑206. 

– Peltier E., 2023, De marge en marge, les mobilités au centre du quotidien des femmes « roms », Thèse de doctorat, Université Paris-Est. 

– Pernot D., 2021, Faire ses courses à l’heure du drive : vers un renouvellement des espaces-temps de l’approvisionnement des ménages ?, Thèse     de doctorat : géographie : Université Paris-Est, 411 p. 

– Roy D., 2012. Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010, Insee Première, n° 1423, 4 p. 

– Sánchez de Madariaga I., 2013, Mobility of Care: Introducing New Concepts in Urban Transport, Fair Shared Cities. The Impact of Gender Planning in EuropeAshgate, pp. 33‑48. 

– Tronto J. C., 1993, Moral boundaries: a political argument for an ethic of care, New York, Etats-Unis d’Amérique : Routledge.