Télétravail,travail à distance 

Rythmes et Modes de vie

Dans la première version des mots du LVMT (2017), la notice consacrée au télétravail soulignait dès l’introduction une certaine confusion autour de cette notion et de sa mesure. Quelques années plus tard, le constat est toujours valable. Si le recours au télétravail comme outil de gestion des risques pandémiques lors de la crise du covid-19 a impulsé une diffusion importante de sa pratique, il met aussi en lumière les enjeux de connaissance persistants sur le sujet en lien avec la question des mobilités ou l’organisation spatiotemporelle des villes et des territoires. 

 

Une pratique polymorphe, des définitions multiples 

 

D’un point de vue juridique, en France, la définition du télétravail et des télétravailleurs est strictement circonscrite à la réalisation d’un travail exécuté par des salarié.e.s hors des murs de leur employeur au moyen de technologies d’information et de la communication (TIC), comme le stipule l’article 1222-9 du Code du travail (en vigueur depuis le 21 septembre 2021). Relativement étroite sur certains points, cette définition légale ne rend pas nécessairement compte de la diversité des pratiques et donc des définitions du télétravail. La définition la plus large et la plus répandue désigne l’exercice d’une activité professionnelle à distance du lieu de travail habituel (ou considéré comme principal) au moyen des technologies de l’information et de la communication (TIC), que ce soit à temps partiel ou à temps complet (Taskin, 2003).  

 

De manière générale, les définitions se rejoignent sur les éléments suivants : le fait d’exercer une activité pouvant être réalisée au sein des locaux de l’entreprise en dehors de ceux-ci et le recours aux TIC (et principalement aux outils numériques), auxquels s’ajoute le fait que l’activité est exercée sur le temps de travail. Ce dernier point peut cependant être sujet à des questionnements selon les modalités d’organisation du travail (forfait en jour) ou certaines expérimentations (télétravail sur les heures de pointe). Au-delà de ces éléments, les définitions du télétravail varient principalement selon :  

 

  • le cadre contractuel (selon qu’il soit formalisé  dans le contrat de travail ou dans un accord spécifique ou qu’il soit pratiqué de manière informelle) ; 

 

  • la régularité (occasionnel ou régulier) ; 

 

  • la fréquence ou l’intensité de la pratique(nombre de jours de télétravail par semaine ou par an) ; 

 

  • le statut professionnel de la personne qui télétravaille (indépendant vs salarié).  

 

Ainsi le télétravail englobe les indépendants dans les acceptions les plus larges (Eurofound et al., 2020; Taskin, 2021) et il peut être circonscrit aux seules activités salariées (Aguiléra et al., 2016), comme c’est le cas dans sa définition juridique. Ces différents périmètres ou acceptions constituent une première illustration du polymorphisme de la pratique du télétravail (Taskin, 2003).  

 

 

Le télétravail, une expression de l’évolution de l’organisation spatiale et temporelle du travail 

 

Au-delà de ses définitions, le télétravail s’avère polymorphe par la diversité spatiale et temporelle de son déploiement. De nombreuses analyses typologiques soulignent les multiples configurations du télétravail, tant sur le plan temporel (à la demie journée, à la journée, plusieurs jours par semaine, intégralement en télétravail) qu’en termes d’importance des outils numériques ou des lieux de la pratique (Stanworth, 1998 ; Boboc et al., 2007 ; Eurofound et al., 2020 ; Taskin, 2021). Ce dernier point interroge particulièrement le rapport à la mobilité des télétravailleurs selon qu’ils exercent leur télétravail de façon sédentaire (en général au domicile, parfois dans un tiers-lieu) ou de façon mobile (dans différents lieux, de façon plus ou moins récurrente, plus ou moins temporaire). Par la diversité spatiale de sa pratique, le télétravail dessine une géographie du travail complexe, à même de bouleverser les analyses en termes de géographie de l’emploi (Hislop et Axtell, 2009 ; Shearmur, 2021). En effet, l’essor du numérique se traduit par le développement de pratique « à distance » et par une rupture ou une fragmentation des temps et des lieux des activités (Perin, 1998 ; Couclelis, 2004 ; Benedetto-Meyer et Boboc, 2021). Concernant le travail, le lieu d’emploi d’un actif (entendu comme le lieu de rattachement administratif ou principal du travail) n’est pas toujours son lieu de travail effectif ou son lieu unique de travail (Crague, 2003 ; Proulhac, 2022). La multiplication des lieux du travail s’accompagne d’une désynchronisation de ses temps (Lejoux et Pochet, 2019), ce qui se traduit par une complexification de son organisation spatio-temporelle. Le télétravail participerait d’une « respatialisation » du travail, c’est-à-dire d’un double processus de reconfiguration géographique articulant une relocalisation (plus ou moins importante) du travail hors des murs de l’entreprise et une délocalisation liée à sa numérisation (Halford, 2005). 

 

 

Défis et enjeux du télétravail pour comprendre les mobilités et les territoires de demain 

 

Symptôme des évolutions de l’organisation spatiale et temporelle du travail et des activités qui l’entourent, le télétravail soulève des questions sur leur localisation et leur orchestration. Sur les mobilités,  le télétravail interroge sur ses répercussions potentielles comme les cadres d’analyse de la mobilité quotidienne elle-même. En effet, si les mobilités domicile-travail quotidiennes sont considérées comme structurantes dans l’organisation des activités et polarisent les principales analyses de la mobilité quotidienne (Commenges et Fen-Chong, 2017), le télétravail pose de nombreuses questions : comment observer par une seule journée-type des travailleurs qui pensent et organisent leurs déplacements domicile-travail sur la semaine, voire sur des périodes plus longues ? Comment définir le caractère principal d’un lieu de travail dans une organisation spatiale hybride, qui mêle plusieurs lieux de travail plus ou moins variables ? Les mobilités domicile-travail restent-elles structurantes pour comprendre les flux et déplacements sur nos territoires ?  

 

Ces questionnements sur les effets du télétravail renvoient aussi aux promesses auxquelles il est depuis longtemps et toujours associé. Vu comme un outil spécifique de management de la demande de transport (ou Transport Demand Management Strategy) à même de diminuer la congestion puis les externalités associées (pollution, gaz à effet de serre, etc.), le potentiel substitutif et vertueux du télétravail est ainsi largement retenu par l’action publique, voir sanctuarisé comme c’est le cas dans le Code des transports français (voir l’article 1214-8-2 du Code du transport, en vigueur depuis 2015). Cet effet substitutif est depuis longtemps source d’interrogations, voire de critiques ou de remises en cause comme en témoignent de nombreux travaux autour des effets rebonds du télétravail (Hostettler Macias et al., 2022). Difficiles à mesurer avec précision, ces effets rebonds restent peu anticipés par les acteurs du transport et de l’aménagement : ils peuvent pourtant modérer, voire annuler, les bénéfices environnementaux liés aux économies de déplacements pendulaires (Greenworking et ADEME, 2020).  

 

 

La pandémie mondiale de covid-19-a remis sur le devant de la scène la nécessité de comprendre les impacts de la numérisation sur les mobilités en général et les mobilités liées au travail en particulier. Le LVMT en a fait depuis longtemps un de ses objets d’étude récurrents et privilégiés dans la lignée des travaux fondateurs de Patricia Mokhtarian (voir entre autres : Mokhtarian, 2002, 2009 ; Kim et al., 2015). Des travaux s’étaient notamment intéressés aux freins au développement du télétravail et à l’importance des pratiques informelles (Aguiléra et al., 2016). Plus récemment, des travaux ont porté sur les répercussions de la diffusion du télétravail à la suite des premiers mois de pandémie de covid-19 (Programme Smart Lab LABILITY), tant sur les pratiques de mobilité des individus (Aguiléra et al., 2023) que sur les lieux du travail dans des organisations hybrides (Perrin et al., 2023). Ces travaux ont documenté une diffusion du télétravail et des questionnements persistants des entreprises sur cette nouvelle organisation du travail alternant présence et distance. D’autres travaux menés au laboratoire ont également investigué la question des effets rebond directs et indirects (Mwendwa et al., 2023). La pratique du télétravail se répercute au-delà des déplacements domicile-travail avec des réorganisations à l’échelle d’une semaine et au sein du ménage. Si les activités quotidiennes hors travail se recentrent autour des lieux de résidence, le télétravail est en partie intégré à une réévaluation des stratégies résidentielles, marquées par un éloignement au lieu d’emploi. Des recherches en cours s’intéressent également à certaines évolutions des modes de vie prenant appui sur des pratiques poussées de travail à distance, à l’image du nomadisme numérique (thèse en cours d’Alberica Bozzi). 

 

 

Références:

– Aguiléra A., Lethiais V., Rallet A. & Proulhac L., 2016, Home-based telework in France: Characteristics, barriers and perspectives. Transportation Research Part A: Policy and Practice, 92, pp. 111. [https://doi.org/10.1016/j.tra.2016.06.021

– Aguiléra A., Pigalle E., Belton Chevallier L., 2023, L’adoption du télétravail change-t-elle nos pratiques de mobilité ? In Aguiléra A. et al., La résilience du territoire francilien en sortie de crise sanitaire, Rapport du Smart Lab LABILITY, pp. 813. [En ligne : https://lability.univ-gustave-eiffel.fr/valorisation

– Benedetto-Meyer M., Boboc A., 2021, Sociologie du numérique au travail, Armand Colin, 240 p. 

– Boboc A., Dhaleine L., Mallard A, 2007, Travailler, se déplacer et communiquer : Premiers résultats d’enquête, Réseaux, 140(1), pp. 133158. 

– Commenges H., Fen-Chong J., 2017, Navettes domicile-travail : naissance et développement d’un objet statistique structurant, Annales de géographie, N°715, pp. 333–355. 

– Couclelis, H., 2004, Pizza over the Internet: E-commerce, the fragmentation of activity and the tyranny of the region. Entrepreneurship & Regional Development, vol. 16, n°1, pp.41–54. [https://doi.org/10.1080/0898562042000205027

– Crague G., 2003, Des lieux de travail de plus en plus variables et temporaires, Économie et Statistique, 369(1), pp. 191212. 

– Eurofound, Vargas-Llave O., Mandl I., Weber T., Wilkens M., 2020, Telework and ICT-based mobile work: Flexible working in the digital age, Publications Office of the European Union, 66 p. 

[En ligne : https://euagenda.eu/upload/publications/untitled-291423-ea.pdf

– Greenworking, ADEME, 2020, Caractérisation des effets rebond induits par le télétravail. Rapport ADEME, 47 p. [En ligne : https://librairie.ademe.fr/mobilite-et-transport/3776-caracterisation-des-effets-rebond-induits-par-le-teletravail.html] 

– Halford S., 2005, Hybrid workspace: Re-spatialisations of work, organisation and management. New Technology, Work and Employment, 20(1), pp. 1933. [https://doi.org/10.1111/j.1468-005X.2005.00141.x

– Hislop D., Axtell C., 2009, To infinity and beyond?: Workspace and the multi-location worker. New Technology, Work and Employment, 24(1), pp. 6075. [https://doi.org/10.1111/j.1468-005X.2008.00218.x

– Hostettler Macias L., Ravalet E., Rérat P., 2022, Potential rebound effects of teleworking on residential and daily mobility, Geography Compass, e12657. [https://doi.org/10.1111/gec3.12657

– Kim S.-N., Choo S., Mokhtarian P. L., 2015, Home-based telecommuting and intra-household interactions in work and non-work travel: A seemingly unrelated censored regression approach, Transportation Research Part A: Policy and Practice, Vol.80, pp. 197–214. 

– Lejoux P., Pochet P., 2019, Désynchronisations des temps et dissociation des lieux de travail. Les actifs à mobilités atypiques en Rhône-Alpes, Espace populations sociétés. Space populations societies, 2019/1. [https://doi.org/10.4000/eps.8420] 

– Mokhtarian P. L., 2002, Telecommunications and Travel: The Case for Complementarity, Journal of Industrial Ecology, Vol.6, N°2, pp. 43–57. 

– Mokhtarian P. L., 2009, If telecommunication is such a good substitute for travel, why does congestion continue to get worse?, Transportation Letters – The International Journal of Transportation Research, Vol.1, N°1, pp. 1–17. 

– Mwendwa K., Coulombel N., Poulhès A., Seregina T., Tremblin G., 2023, Evaluation of Direct and Indirect Effects of Teleworking on Mobility: The Case of Paris, Transportation Research Record, pp. 1-14.  [https://doi.org/10.1177/0361198123118297] 

– Perin C., 1998, Work, space and time on the threshold of a new century. In P. J. Jackson and J. M. Van Der Wielen, Teleworking: International perspectives, Routledge, pp. 40-55. 

– Perrin J., Aguiléra A., Terral L., 2023, Lieux et espaces de travail dans les organisations hybrides du travail. Une analyse des répercussions spatiales du télétravail sur les entreprises franciliennes. In A. Aguiléra et al., La résilience du territoire francilien en sortie de crise sanitaire, Rapport du Smart Lab LABILITY, pp.33-37. [En ligne : https://lability.univ-gustave-eiffel.fr/valorisation

– Proulhac L., 2022, Formes d’organisation du travail et mobilité quotidienne des actifs franciliens, Économie et Statistique, 53031, pp. 83102. [https://doi.org/10.24187/ecostat.2022.530.2067] 

– Shearmur R., 2021, Conceptualising and measuring the location of work: Work location as a probability space. Urban Studies, 58(11), pp. 21882206. [https://doi.org/10.1177/0042098020912124

– Stanworth C., 1998, Telework and the Information Age. New Technology, Work and Employment, 13(1), pp. 5162. [https://doi.org/10.1111/1468-005X.00038

– Taskin L., 2003, Télétravail, les mythes d’une success story. Entre autonomie et contrôle, Gestion 2000, 2, pp. 113-125.  

– Taskin L., 2021, Télétravail, organisation et management : Enjeux et perspectives post-covid, Regards économiques, n°164, pp. 1319. [En ligne : https://ojs.uclouvain.be/index.php/regardseco/article/view/62263