Le rythme est une manière d’apprivoiser le temps. Il se définit à partir de la répétition d’un mouvement à intervalle régulier. C’est ainsi que le flot des vagues, les pulsations du cœur ou le battement des aiguilles d’une montre « donnent le rythme » – ou plutôt différents rythmes. Rythmes marin, biologique ou chronométrique, il y autant de types de rythme qu’il y a de types de mouvement et d’activité régulière dans l’espace.
De la même façon, je définis les rythmes urbains à partir de la répétition du mouvement régulier des citadins dans l’espace public. Mais cette définition fait immédiatement face à certaines limites. D’une part les rythmes urbains sont différents d’une ville à l’autre (Kung et al., 2014), et d’autre part les déplacements réguliers au sein d’une même ville varient vraisemblablement d’un citadin à l’autre (Kéolis, 2016). Cela fragilise grandement l’hypothèse de l’existence de rythmes urbains. Pour parler de rythmes urbains, il nous faut alors faire l’hypothèse de citadins affluant et refluant à l’unisson selon différentes échelles de temps (heure, jour, semaine, mois, année), un peu à l’image de « marées humaines ». Cette hypothèse ne peut cependant se vérifier que si les activités motivant les déplacements des citadins sont synchronisées, c’est à dire qu’elles sont réalisées à peu près au même moment pour tout le monde et de façon régulière.
Or en Occident, depuis la Révolution Industrielle, c’est l’activité de travail qui est généralement considérée comme le principal « synchronisateur » de la vie en ville (Ascher, 1997). Selon cette grille, les horaires d’école, de bureau, de commerce, d’administration forment une métrique relativement homogène qui rythme les pulsations de la vie urbaine. Les périodes de travail et de non travail révèlent schématiquement et collectivement les mouvements réguliers et visibles de ses citadins, dans les rues, autoroutes, ou couloirs de métro.
Mais depuis le début des années 2000, certains experts de la mobilité annoncent que ce lien s’est distendu (Bailly et Heurgon, 2001 ; Castex et Josselin, 2007). D’une part, le temps de travail occupe une durée de plus en plus faible au cours de nos vies et d’autre part, nos manières d’occuper notre temps se diversifient et se complexifient. L’atomisation et la flexibilisation de nos agendas conduiraient donc à la disparition progressive de rythmes urbains axés autour des périodes de travail. Exit le métro-boulot-dodo et les périodes de pointe ?
A titre d’exemple, en Île-de-France, des pratiques de déplacements moins homogènes semblent faire leur apparition durant des périodes autrefois considérées comme vides (le début d’après-midi, la nuit, le dimanche). Toutefois, les pics de saturation pour se rendre au travail conservent bien leur intensité (Munch, 2017). Ces dynamiques antagonistes brouillent la lecture classique du rythme des déplacements (Munch, 2020) et compliquent la conception des plans de transport en commun (fréquence des dessertes, capacité du matériel roulant).
De multiples recherches au LVMT se sont plus ou moins explicitement consacrées à l’analyse des rythmes urbains en mutation. On pensera à l’étude des temporalités collectives de l’espace public à la Défense (Pradel et Chevallier, 2010), aux rythmes de Paris Plage (Pradel et Simon, 2012), aux renouvellements du rapport au temps par le biais d’agendas électroniques (Guillot, 2010), à la genèse des routines (de Coninck, 2015), à la mobilité des travailleurs aux horaires atypiques à Santiago du Chili (Jouffe, 2007) ou encore récemment, à la rythmique des déplacements des mères célibataires en Île-de-France (Cerdà Beneito, 2019).
Ces mutations poussent les autorités publiques à concevoir d’un côté des politiques de gestion de la demande durant les périodes de pointe, et de l’autre côté des politiques d’amélioration de l’offre durant les périodes habituellement moins fréquentées. Ces défis opérationnels suggèrent d’accorder une attention plus forte aux temporalités des déplacements devenues plus complexes et ambivalentes (Munch, 2019).
Références:
– Ascher F., 1997, Du vivre en juste à temps au chrono-urbanisme. Les Annales de la Recherche Urbaine, 77(1), pp. 112‑122. https://doi.org/10.3406/aru.1997.2145
– Bailly J-P., Heurgon E., 2001, Nouveaux rythmes urbains : quels transports ?, rapport d’étude pour le Conseil national des transports, 136 p.
– Castex E., Josselin D., 2007, Temporalités éclatées. La réponse des transports à la demande aux nouvelles formes de mobilité. Espace populations sociétés. Space populations societies, 2007/2-3, pp. 433-447.
– Cerdà Beneito G., 2019, Towards an understanding of single mothers’ urban mobility. A comparative analysis of parents’ travel patterns in the Paris region. 6th International Conference on Women Issues in Transportation, Irvine (CA).
– Coninck F. D., 2015, L’invention des routines. Espace populations sociétés. Space populations societies, 2015/1-2.
– Guillot C., 2010, Constitution et transformation du rapport au temps des individus : l’analyse des dimensions réflexives de la conduite de vie, Thèse de doctorat, Université Paris Est : sociologie. https://www.theses.fr/2010PEST1104
– Jouffe Y., 2007, Précaires mais mobiles. Tactiques de mobilité des travailleurs précaires flexibles et nouveaux services de mobilité, Thèse de doctorat, Ecole Nationale des Ponts et Chaussées : transport https://pastel.hal.science/tel-00167732
– KEOLIS (2016), Enquête Keoscopie – Un regard éclairé sur la mobilité.
– Kung K. S., Greco K., Sobolevsky S., Ratti C., 2014, Exploring universal patterns in human home-work commuting from mobile phone data, PloS one, 9(6), e96180.
– Munch E., 2017, Les périodes de fréquentation des transports collectifs urbains. Quels enjeux pour la planification ? In Concevoir une offre de transport public (pp. 63‑70). Territorial Editions. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01435363
– Munch E., 2019, Pour une écologie temporelle de l’heure de pointe : Enquête sur les choix d’horaires de travail en Île-de-France. Espace populations sociétés. Space populations societies, 2019‑1. https://doi.org/10.4000/eps.8469
– Munch E., 2020, Social norms on working hours and peak times in public transport. Time & Society, 29(3), pp. 836-865. https://doi.org/10.1177/0961463X20905478
– Pradel B., Chevallier L. B., 2010, Les routines spatiales à la frontière du travail. In Mobilités et modes de vie métropolitains, les intelligences du quotidien, L’Oeil d’Or, pp.279-292. https://shs.hal.science/halshs-00547916/
– Pradel B., Simon, G., 2012, Quand le citadin joue au plagiste. Paris Plages, des référents touristiques dans le quotidien urbain. Espaces et sociétés, 151(3), pp. 69‑84. https://doi.org/10.3917/esp.151.0069