Prospective
Auteur: Caroline Gallez
Selon le dictionnaire Larousse, la prospective est la « science ayant pour objet l’étude des causes techniques, scientifiques, économiques et sociales qui accélèrent l’évolution du monde moderne, et la prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences conjuguées ». L’une des ambitions de la prospective est d’éclairer les décideurs publics et, au-delà, les acteurs de la société dans son ensemble, confrontés à une situation d’incertitude et à des risques. Généralement, les exercices prospectifs cherchent à produire des données sur les futurs possibles ou les trajectoires dont ils résultent afin de s’y préparer, en améliorant les capacités d’anticipation, d’adaptation, de prévention d’évolutions non souhaitables (par exemple, le changement climatique) et les capacités d’action en faveur d’objectifs partagés (par exemple, la diminution par quatre des émissions de gaz à effet de serre en vue de limiter les impacts du changement climatique). Selon la manière de construire les prévisions (ou projections) et les attentes exprimées vis-à-vis de la démarche, on peut définir différents types de prospective. Jacques Theys, ancien responsable de la prospective aux ministères de l’environnement et de l’équipement, co-animateur avec Eric Vidalenc du programme de recherche prospective sur les villes dans la société post-carbone publié en 2013, propose de distinguer quatre types (ou archétypes) de prospective, en combinant deux à deux des options binaires associées au type de projection et à l’objectif visé par l’exercice prospectif. La projection peut être soit exploratoire (s’il s’agit de projeter un ou plusieurs états – ou trajectoires – futurs) sur la base du prolongement de tendances passées ou d’hypothèses concernant le changement, par exemple l’accélération d’une tendance observée), soit normative (s’il s’agit de partir d’un « état-cible » et d’en déduire quels seraient les efforts à produire, notamment en termes de politique publique ou d’innovation technique, pour atteindre cette cible ; on parle généralement de projection « backcasting »). Quant à l’objectif de l’exercice prospectif, il peut s’exprimer soit en termes de réduction des incertitudes, soit, au contraire, en termes d’exploration des possibles (simulations à partir de signaux faibles, par exemple). Ces différents types de prospective conditionnent le recours à des méthodes spécifiques, proches de la modélisation ou au contraire très qualitatives.
Prospective exploratoire visant à réduire les incertitudes : la projection se fonde sur une observation des tendances lourdes et de leur extrapolation, et utilise généralement des méthodes proches de la modélisation ; ce type de prospective est utilisé notamment pour tester différentes variantes de politiques publiques.
Prospective normative visant à réduire les incertitudes : ce type de prospective vise à produire des visions de ce qui est souhaitable ou inacceptable ; il peut être utilisé, par exemple, dans le cadre de conférences de consensus.
Prospective exploratoire visant à explorer les possibles : prospective qui cherche à simuler les ruptures possibles, à travailler à partir de signaux faibles ou émergents ; elle peut s’appuyer sur des méthodes de projection quantitatives, ou au contraire sur des récits qualitatifs (de type science-fiction par exemple).
Prospective normative visant à explorer les possibles : appelé aussi prospective stratégique, ce type d’exercice cherche à éclairer l’action dans un contexte d’incertitude, afin d’atteindre un objectif fixé à l’avance ; c’est, généralement, une prospective plus qualitative, qui accorde beaucoup d’importance au temps et aux trajectoires de changement.
Si les enjeux sociaux et politiques de la prospective apparaissent peu discutables, au sens où faire de la prospective témoigne de la reconnaissance par les acteurs sociaux de l’intérêt de réfléchir aux perspectives de long terme, la manière de mobiliser des connaissances scientifiques dans la production de ces exercices suscite différents questionnements. J’en citerai ici trois exemples, en prenant appui sur les réflexions que nous menons avec différents collègues des laboratoires du Labex Futurs Urbains de la recherche ANR VITE ! (Villes et Transitions Energétiques).
Les méthodes quantitatives (et a fortiori les approches modélisatrices) sont généralement mieux adaptées que les méthodes d’analyse issues des sciences sociales pour faire de la prospective et produire des données sur les évolutions possibles. Cependant, ces méthodes sont souvent peu pertinentes dans la simulation d’effets liés à des signaux faibles, ou à des phénomènes émergents. Elles sont donc peu performantes dans la simulation des « ruptures ». A l’inverse, les sciences sociales sont mieux adaptées que les modèles à l’analyse compréhensive des phénomènes sociaux. Elles permettent d’aborder la problématique des facteurs de changement des pratiques à partir de phénomènes observés, tout en restant peu outillées à la prévision de ces changements. D’autres approches, notamment la littérature, mais aussi diverses formes de production artistique, offrent d’autres moyens de favoriser la réflexivité en situation d’incertitude, en se distanciant partiellement des contraintes de la production scientifique. De ce fait, il est certainement intéressant de réfléchir à la construction d’approches mixtes, croisant sciences et art, dans la production de prospectives.
Si la prospective, qualitative ou quantitative, permet de réfléchir à des futurs possibles à des échelles agrégées, elle est en revanche assez peu outillée dès lors que ces futurs se réfèrent à des contextes locaux ou à des systèmes d’action spécifiques. Pour le dire autrement, les scénarios produits sont généralement « hors sol », avec une difficile prise en compte des variables spatialisées, des profils sociaux ou des caractéristiques des systèmes d’action par rapport à d’autres types de facteurs (par exemple des signaux prix). D’où l’intérêt de coupler à des démarches par scénarios d’autres formes d’exercices prospectifs : des études territoriales où l’on cherche à confronter les scénarios à des contextes spécifiques ; des exercices de simulation de politiques publiques (policy exercises, voir par exemple les travaux de l’IIASA) qui consistent à confronter les acteurs à différentes situations et hypothèses d’évolution afin de leur demander quelle pourrait être leur décision pour la période suivante. Enfin, une autre difficulté propre à la prospective consiste à analyser les trajectoires de changement, au-delà de la projection d’états cibles. Par exemple, il est important de comprendre comment le changement à court terme contraint les changements de plus long terme, ou d’identifier les facteurs d’irréversibilité potentiels. Dans la construction d’une prospective stratégique associée à l’objectif du « Facteur 4 », dans la prévention du changement climatique (diminution par 4 des émissions de GES à l’horizon 2050), plusieurs travaux ont montré que les changements les plus ambitieux, notamment en termes de développement de pratiques sobres, devaient être engagés à court terme, faute de quoi la trajectoire de changement ne pouvait permettre d’atteindre l’objectif visé.
Prospective
Auteur: Anne de Bortoli
« Prospecter » signifie imaginer différents futurs possibles, en partant du constat que l’avenir est fortement incertain car dépendant de nombreux paramètres. La prospective s’utilise en évaluation, et est particulièrement cruciale pour des temps d’évaluation élevés, à moyen (quelques années) et long (plusieurs dizaines d’années) termes. Elle permet de tenir compte des incertitudes variées portant sur l’évolution du système étudié (Varum et Mela 2010) : incertitudes technologiques, comportementales, politiques, d’accès aux ressources naturelles, … celles-ci étant souvent liées.
En évaluation quantitative, la prospective consiste majoritairement à établir, dans un modèle, des scenarii d’évolution possibles, souvent compris entre 3 et 5 (principalement pour des questions de lecture et d’appropriation des résultats par les donneurs d’ordre ou le public concerné), a minima au nombre de deux pour refléter l’incertitude (Chermack et al 2001). Quatre scenarii sont classiquement choisis selon la méthode matricielle RMI (Hawken et al. 1982) : un scenario pessimiste, un scenario de futur attendu, un scenario optimiste, et un scenario complètement alternatif (scenarii de rupture, aussi appelés « corner-stone scenarios » ou « what-if » scenarios) en regard du problème abordé par l’évaluation et d’un jugement de valeur sur les évolutions préférables. On peut aussi étudier d’autres types de scenarii comme, à titre d’exemple, les scenarii normatifs. L’évolution envisagée peut porter sur un seul comme plusieurs paramètres de la modélisation. Un exemple de modèle prospectif à paramètre unique est le calcul des impacts de l’évolution du forçage radiatif (lié au changement climatique) sur la durabilité des routes, avec évaluation des impacts selon les scenarii du GIEC appelés « Representative Concentration Pathways » (van Vuumer et al 2011).
Plutôt que d’établir de strictes scenarii, on peut aussi sur la base d’un modèle utiliser plusieurs méthodes mathématiques de gestion et/ou propagation de l’incertitude (Faivre et al. 2013). Le plus facile est de réaliser des analyses de sensibilité locales : on fait varier les valeurs d’entrée « paramètre par paramètre » quand l’incertitude porte sur plusieurs entrées. Cette méthode, très utilisée dans les bureaux d’étude, est néanmoins jugée relativement inefficace par les experts (Satelli et Annoni 2010). On peut également procéder à des analyses de sensibilité globales ou utiliser une méthode de criblage, jugées plus robustes par les statisticiens spécialistes de l’incertitude – notamment dans le cas de modèles non linéaires ou à paramètres d’entrée dépendants – mais aussi plus complexes à réaliser (Faivre et al 2013). La méthode de Monte Carlo consiste à définir pour chaque paramètre d’entrée incertain une plage de variation et une distribution de probabilité (ce que l’on peut également faire dans les équations du modèle d’évaluation), puis à réaliser des tirages aléatoires de combinaison de valeurs de paramètres d’entrée, souvent plusieurs milliers, afin d’obtenir en sortie une distribution de probabilité des résultats. Ceci permet également de mettre en évidence les paramètres clés d’un modèle, soit ceux qui présentent la plus forte influence sur les résultats du modèle, et ainsi de simplifier le modèle ou de construire des scenarii prospectifs variés sur la base de ces paramètres clés.
Références:
– Chermack, T. J., Lynham, S. A., & Ruona, W. E. (2001). A review of scenario planning literature. Futures research quarterly, 17(2), 7-32.
– Faivre, R., Makowski, D., Mahévas, S., & Iooss, B. (2013). Analyse de sensibilité et exploration de modèles: application aux sciences de la nature et de l’environnement.
– Gallez C. (2000), Indicateurs d’évaluation des scénarios d’évolution de la mobilité urbaine, rapport de convention DTT-INRETS, PREDIT, recherches stratégiques, groupe « Prospective ».
– Van Vuuren, D. P., Edmonds, J., Kainuma, M., Riahi, K., Thomson, A., Hibbard, K., … & Rose, S. K. (2011). The representative concentration pathways: an overview. Climatic change, 109, 5-31.