En 2016, la première version de l’ouvrage collectif les « Mots du LVMT » était publiée sur le site internet du laboratoire. Parmi cet ensemble, le mot « football » fut défini avec l’idée qu’« il faudrait décliner ce concept sous l’angle de toutes les passions des chercheurs /chercheuses du laboratoire ! ». Après plusieurs années d’observation et de pratique, quelques membres du LVMT en sont venus à la conclusion que, dans ses objectifs de jeu comme dans sa pratique, la pétanque présentait quelques arguments favorables à son entrée dans notre recueil de mots. Nous profitons de l’actualisation des « Mots du LVMT » à l’occasion des 20 ans du LVMT pour participer à cet enrichissement à partir de deux définitions complémentaires.
Pétanque : définition et enjeux scientifiques LVMTiens, par Benoit Conti
La pétanque oppose généralement deux équipes (de deux ou trois personnes) possédant chacune 6 boules qu’elles doivent lancer au plus près d’un cochonnet (ou but) positionné à une distance comprise entre 6 et 10 m du lanceur. L’origine du mot pétanque viendrait de l’expression « Pied-tanqué », en provenance direct du boulodrome de La Ciotat, en raison de la façon très particulière de lancer les boules par rapport au jeu dit « provençal » : les pieds fixes au sol, sans courir ni bouger. Bref, tout dans les bras et le gainage. Ce jeu, loisir ou sport pour les plus concernés, s’inscrit pleinement dans le champ de la théorie des pratiques du jeu de boules par l’imposition d’une posture immobile des pieds dans un cercle de 50 cm (tant que la boule n’est pas retombée au sol en tout cas). Cette immobilité est toutefois relative, car les boules sont, elles, bien en mouvement, et les personnes dans une moindre mesure.
Après plusieurs années d’un travail de terrain mené par plusieurs membres du LVMT, il ressort de nos analyses que la pétanque s’inscrit pleinement dans les recherches menées au laboratoire et qu’elle relève principalement des axes 1 et 3 du LVMT. (i) L’étude des formes dessinées par les lancers de boules, (ii) les déplacements des personnes en dehors des phases de lancer et (iii) les analyses linguistiques entrent en résonance avec les recherches menées dans l’axe 1.
(i) Concernant les profils de lancers, l’analyse des trajectoires de mobilité révèle deux figures idéales typiques : celles des pointeurs et des tireurs. Si l’objectif de la première est de se rapprocher le plus près du cochonnet, une grande variabilité de forme de trajectoire est observée : certaines sont plutôt en cloche avec une boule qui monte très haut, atterrit relativement près du cochonnet pour finalement rouler très peu (l’effet tunnel ou l’effet réseau s’observent ici) ; tandis que d’autres, les plus extrêmes, proposent une démarche plus territorialisée de leur déplacement avec une boule lâchée rapidement et qui roule beaucoup. La figure idéale typique des tirs est plus homogène (nous mettons ici de côté le sous-groupe particulier des « tirs à la rafle » ou « à la raspaille », forme dérivée peu valorisée socialement) avec des boules hypermobiles, possédant une valeur du temps élevée, qui vise directement l’éviction d’une autre boule du terrain.
(ii) Les personnes sont également mobiles et possèdent plusieurs motifs de déplacements : reconnaissance du terrain avant un lancer, vérification de la distance séparant les boules des deux équipes (avec parfois génuflexion réglementaire et mobilisation d’un mètre ruban), analyse d’un tir potentiel au regard de l’organisation spatiale des boules ou encore sortie du cercle pour des bénéfices d’ordre psychologique et de concentration entre deux lancers. Il est largement admis par la communauté une forme de dépendance à la mobilité pour l’ensemble des équipes souhaitant gagner une rencontre. « Faire du terrain » lors d’une partie semble donc un mal nécessaire au regard des résultats observés.
(iii) L’étude des imaginaires et des expressions associés à cette pratique sportive est extrêmement diverse. Ce champ d’études est encore peu exploré par la littérature, il s’agit notamment de mieux saisir la complexité qui se cache derrière des expressions telles qu’« envoyer un TGV » (pointer trop fort), « faire marche arrière » (lorsque la boule du tireur recule après l’impact) ou encore l’utilisation de l’adjectif « avion » (pour qualifier un tir très éloigné en avant de la zone visée).
Les analyses territorialisées de la zone de jeu, à différentes échelles, se rapprochent des travaux portés par l’axe 3 du laboratoire : diffusion spatiale de la pratique de l’échelle locale à l’échelle internationale ou encore analyse de la diversité du modèle monocentrique et des analyses de réseaux.
Son processus de diffusion spatiale suit les modèles de voisinages et de hiérarchie : née dans le département des Bouches-du-Rhône, cette pratique s’est déployée dans l’ensemble du Sud-Est dans un premier temps puis dans le reste de la France ; hiérarchique, car elle s’est exportée au-delà des frontières nationales et européennes (notamment en Thaïlande, au Cambodge, à Madagascar et au Maghreb). Si la pétanque n’a pas réussi à devenir un sport olympique pour l’édition de Paris 2024 pour des raisons qui nous échappent, elle continue son développement quantitatif (son nombre de licenciés et de spectateurs augmente grâce notamment à une féminisation et une médiatisation croissante) et qualitatif (le niveau ne cesse de progresser grâce à sa professionnalisation). En termes de positionnement théorique entre ville et campagne, la pétanque est une pratique dite inclusive : elle s’adapte à tous les environnements tant que la météo le permet et qu’un terrain meuble d’environ 10 mètres sur 4 est à disposition. La mise en place récente du concours dit du « Trophée des villes » permettrait d’étudier ce réseau national de villes de tailles diverses (de Marseille à Nevers en passant par Melun ou Montluçon).
Concernant la zone de rencontre des boules autour du cochonnet, la pétanque se positionne clairement comme une défenseuse du modèle géo-morpho-économique dit « monocentrique » (cf. la définition ci-dessous de Laurent Terral pour plus de précisions) : il s’agit avant tout de se positionner au plus près du centre du territoire de la zone de jeu symbolisé par le cochonnet. L’accès à cette centralité permet de marquer des points : plus une boule est proche du centre et plus un nombre de boules d’une même équipe possède cette caractéristique, plus le gain est important. La bataille pour la centralité repose notamment sur des modèles de probabilité et une analyse fine des réseaux de boules (en nombre, mais aussi en position relative les unes par rapport aux autres), mais c’est encore une autre histoire.
Pétanque : définition et enjeu d’économie territoriale, par Laurent Terral
La pétanque est un jeu aux règles simples. Son principe fondamental n’est, ni plus ni moins, qu’une réinterprétation des grands modèles d’économie spatiale : plus une boule est placée proche du centre du jeu, désigné par un cochonnet (appelé aussi bouchon, but ou bien le petit) et plus elle prend de la valeur. Si le terrain de pétanque était une ville, le cochonnet en serait la place centrale ou bien l’hôtel de ville. Une partie de pétanque oppose donc deux équipes qui luttent pour trouver les meilleurs emplacements possibles à proximité du centre ; la première équipe à atteindre le chiffre magique de 13 bons placements gagne. Toute l’animation du jeu tourne donc autour du cochonnet et de la conquête de cet espace central ; pour marquer des points à la pétanque, il est nécessaire de gagner la bataille du centre.
- Gagner la bataille du centre
La plupart du temps, le joueur de pétanque se comporte comme un promoteur immobilier. Puisque la valeur de ses boules augmente à mesure qu’il les rapproche du cochonnet, il va systématiquement rechercher l’investissement le plus central possible. Toute sa stratégie de jeu vise à réduire la distance entre sa boule et le cochonnet. A la pétanque, la localisation parfaite existe. Elle est atteinte lorsque la distance entre la boule et le cochonnet est nulle et qu’il est a priori impossible pour les autres joueurs de faire mieux. Dans le jargon, on dit alors que la boule a têté.
Comme l’espace autour du cochonnet est très convoité, il n’est généralement pas facile d’accès. Le chemin vers le centre peut rapidement devenir très encombré par les boules de l’équipe adverse ou bien celles de sa propre équipe ; le détour n’est pas une option à la pétanque, tous les joueurs empruntent, à peu de choses près, la même artère principale. La progression vers le cochonnet demande donc aux équipes de bien s’organiser et de déterminer précisément les rôles de chacun.
Les équipes se décomposent en deux grands groupes d’acteurs. Les pointeurs sont les premiers à jouer, ils prospectent le terrain et sont à la recherche du meilleur emplacement possible. Les tireurs n’interviennent que dans un deuxième temps, ils sont là pour déloger l’adversaire et aider leur équipe à conserver une position acquise auparavant. On pointe pour marquer un point et on tire pour défendre un point. Chez les joueurs confirmés, on rencontre des tireurs d’élite qui, non content de chasser la boule adverse, lui prennent sa place. Quand c’est réussi, le coup porte le nom de carreau.
D’autres stratégies, moins radicales, sont possibles pour s’approcher du centre. Certains pointeurs vont se servir de la boule d’un adversaire pour faire dévier la leur en direction du cochonnet ; c’est ce qu’on appelle faire un bec (ou une Pivano). Enfin, quand l’équipe adverse a bloqué tous les accès au centre et qu’elle n’a plus de boules à lancer, alors une autre stratégie possible est de faire intervenir son propre tireur pour lui demander de déplacer le cochonnet et de créer un nouveau centre. Mais force est d’admettre que c’est une stratégie audacieuse et que vouloir créer une ville nouvelle a toujours été un pari osé.
- Un jeu moderne dans l’air du temps
La pétanque est le jeu populaire par excellence, et dans tous les sens du terme.
En matière d’équipement, la pratique de la pétanque demande un investissement très modeste. Il convient d’avoir à sa disposition un jeu de boules, aussi appelé triplette – trois boules identiques – dont les moins chères peuvent s’obtenir pour quelques dizaines d’euros. A la pétanque, et à l’inverse de bien des sports, les équipements les plus modernes ne sont pas forcément plus performants que les plus anciens. Les greniers et les caves sont remplis de jeux de boules tout à fait compatibles avec une première expérience de jeu. Aucune tenue particulière n’est exigée, la pétanque peut se jouer en short, en jeans, en jupe, vêtu d’une chemise ou bien d’un débardeur, et chaussé de sandales ou bien de baskets. Si la pétanque compte autant d’adeptes, c’est aussi qu’elle se joue à peu près sur n’importe quelle surface pourvu qu’elle soit légèrement meuble et que les distances de jeu soient respectées. Il existe des espaces dédiés, appelés boulodrome, qui sont en très grande majorité publics et libres d’accès. Mais un terrain de pétanque a ceci d’unique qu’il peut s’improviser à peu près n’importe où en extérieur, dès lors que le sol peut permettre à une boule de rouler et d’être freinée (par du sable, des gravillons, etc).
La pratique de la pétanque a quelque chose de profondément inclusif. Sa capacité à produire du lien social dans des directions totalement inattendues n’est plus à démontrer et bien malin celui ou celle qui se risquerait à définir la sociologie du joueur de pétanque. Sur un terrain de boules, le retraité côtoie l’actif, le cadre sup l’employé du bâtiment, l’étudiant son professeur, l’immigré l’autochtone, l’urbain le rural, le maire du village ses administrés… A croire que la pétanque fait bien plus pour la mixité que nombre de politiques publiques. Autrefois présentée comme le jeu masculin par excellence, la pétanque se féminise et devient une pratique de moins en moins genrée. Et ultime corde à son arc social, la partie de pétanque est l’un des rares temps capables de faire s’amuser trois générations sur un même terrain de jeu extérieur.