Esthétique et éthique de la mobilité

Modélisation et Représentation
Auteur : Claire PELGRIMS

Le terme « esthétique » fait référence à l’expérience, liant les questions de la sensibilité (ou sensorialité) corporelle et de l’engagement affectif : plaisirs et déplaisirs, sensibilité à la qualité ambiante, investissements affectifs dans les matérialités et les pratiques (Rosa 2018 ; Sheller 2004). Comme le montrent les travaux récents inscrits dans le mobility turn, cette expérience esthétique est au cœur des processus de transformation continue des pratiques, équipements et infrastructures de mobilité (Merriman 2016). 

 

Au-delà des pratiques de loisirs, l’expérience esthétique est en effet une dimension fondamentale de la mobilité –notamment des mobilités quotidiennes. Elle n’est pourtant que rarement étudiée, en raison d’une part des difficultés méthodologiques à l’approcher, mais aussi, d’autre part, de la prétendue rationalité dans laquelle s’inscrivent nos comportements, qui a longtemps été au cœur des travaux académiques occidentaux sur les transports et les mobilités et reste l’entrée principale des politiques publiques. Certaines pratiques de mobilité durable comme la marche ou le vélo déclenchent pourtant certains plaisirs et déplaisirs qui ont un impact éthique. Elles sont propices au développement d’une intensification et d’une transformation de notre relation au monde –d’une « résonnance » pour reprendre les termes d’Hartmut Rosa (2018). Or cette capacité à sentir et ressentir les ambiances, à apprécier et à être attaché au monde est, selon la philosophe Jane Bennett (2001), la clé de réalisation de comportements éthiques, à la fois respectueux des autres et de l’environnement. Si nombre de travaux en éthiques environnementales se sont concentrés sur les normes, les travaux portant sur les mobilités s’intéressent aussi aux plaisirs hédonistes et à leur potentiel pour le renforcement de ces pratiques de mobilités durables.  

 

Le succès d’une bifurcation écologique passe ainsi par un transfert du domaine des convictions vers celui des pratiques spontanées, habituelles. La désirabilité des pratiques de mobilités durables tient ainsi autant aux représentations sociales de ces modes qu’à l’expérience esthétique qu’ils procurent. Au LVMT, les travaux de thèse de Léa de Frémont rendent compte de cette articulation entre l’expérience esthétique des mobilités bas carbones, le bien-être subjectif et la satisfaction par rapport à ces modes de vie sur le long terme (de Frémont 2024). Le critère de confort prend, de manière générale, de plus en plus d’importance dans le choix du mode de déplacement. Une des principales motivations pour les pratiques cyclistes reste par exemple les plaisirs liés à cette expérience à la fois individuelle, sportive, hédoniste et ludique (Rosen, Cox, et Horton 2007).  

 

Les approches dites esthétiques ou sensibles se font plus nombreuses depuis quelques années, notamment au LVMT où on retrouve certains travaux (récents ou en cours) traitant des plaisirs et déplaisirs, conforts et inconforts dans l’adoption ou le renforcement de nouvelles pratiques, mais aussi dans le maintien d’anciennes pratiques. La journée d’étude organisée le 16 mars 2023 dans le cadre des 20 ans du laboratoire visait justement à discuter l’apport de ces méthodes qui se basent sur l’écoute ou l’observation fine des usagers pour comprendre leurs perceptions et pratiques des espaces urbains. Ces méthodes sont utilisées dans leur diversité par les chercheurs du LVMT : focus groups, cartes mentales, vidéo-ethnographie, micro-trottoirs, etc. En particulier, les méthodes mobiles (Fincham, McGuinness, et Murray 2010) comme la réalisation de parcours commentés ont été utilisées pour interroger la dimension sensible des pratiques intermodales train/micro-mobilité dans des quartiers de gare dans la thèse de Dylan Moinse. A travers ses comptes rendus « micro-géographiques », il a ainsi pu documenter le rapport à l’environnement urbain des personnes enquêtées en recueillant à la fois leur interprétation in situ et des données visuelles sur les lieux précis. Il a ainsi pu affiner la compréhension du déploiement des micro-mobilités sur et selon le territoire (Moinse 2022). Des parcours cyclistes commentés ont également été réalisés pour mieux comprendre le rapport aux infrastructures cyclables des cyclistes quotidiens en Île-de-France, leur choix d’itinéraires et les interactions avec les autres usagers de l’espace public, dans le projet SENCyclo. Ce dernier a permis de catégoriser les différents plaisirs dans le rapport aux infrastructures et à l’environnement des cyclistes enquêtés, soulignant une tension entre des plaisirs renforçant les valeurs modernistes de vitesse et d’efficacité et des plaisirs renforçant un attachement et une compréhension de l’environnement comme affectant la santé et la qualité de vie de ce et ceux qui y habitent (Pelgrims 2025). 

 

Ces approches esthétiques ou sensibles permettent de déconstruire les approches dominantes de la mobilité, axées sur la rationalité des pratiques, mais aussi l’idée même d’un individu moyen auquel s’adressent les politiques publiques. Elles permettent de souligner la diversité des expériences selon le genre, la classe sociale, l’âge, l’origine ethnique des individus et donc la nécessité de déployer des approches qui en tiennent compte pour guider la transition des mobilités. 

 

Références:

– Bennett J., 2001, The enchantment of modern life, Princeton, N.J, Princeton University Press. 

– de Frémont, L., 2024, Exploring the links between subjective wellbeing and low carbon mobility practices. In AESOP Annual Congress proceedings (Vol. 36). 

– Fincham B., McGuinness M., Murray L., 2010, Mobile methodologies, New York, Palgrave Macmillan. 

– Merriman P., 2016, Mobility Infrastructures: Modern Visions, Affective Environments and the Problem of Car Parking. Mobilities, 11(1), pp. 83‑98. 

– Moinse D., 2022, L’analyse qualitative des pratiques intermodales et des configurations urbaines des quartiers de gare : La mise en œuvre de parcours commentés en trottinette électrique dans la région Hauts-de-France, Journée Doctorale SESAM : La mobilité, un enjeu interdisciplinaire. 

– Pelgrims Cl., 2025, Aesthetic relationships to Cycling Infrastructure. The example of Parisian daily cyclists. Mobility Humanities, 4(1), à paraitre. 

– Rosa H., 2018, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte. 

– Rosen P., Cox P., Horton D., 2007, Cycling and Society,  Aldershot (UK), Ashgate. 

– Sheller M., 2004, Automotive Emotions: Feeling the Car. Theory, Culture & Society 21(4‑5), pp. 221‑42.