Démotorisation

Rythmes et Modes de vie

Au regard des enjeux sanitaires, énergétiques et climatiques, les pouvoirs publics commencent à envisager des territoires sans voiture (carfree cities), ou fonctionnant avec un nombre significativement réduit de voitures (carless ou low-car cities), dans les Nords comme dans les Suds (Borges et al., 2015 ; Melia, 2014 ; Nieuwenhuijsen et al., 2019). Renchérissement ou limitation de l’offre de stationnement, péages urbains, piétonnisation des centres-villes, etc. amènent ou vont amener une partie des ménages à se démotoriser, c’est-à-dire à diminuer leur équipement en automobile (ou, plus largement, en véhicules motorisés). Ces formes d’incitations à la démotorisation (Aguiléra et Cacciari, 2020 ; Dargay et al., 2003 ; Deleuil et al., 2017) s’inscrivent dans le prolongement des politiques urbaines qui cherchent à réduire la place ou la part modale de la voiture dans la ville (Glazebrook et Newman, 2018). Pourtant, malgré une période de plafonnement de la motorisation au début des années 2000 dans plusieurs pays industrialisés (phénomène qualifié de peak car, voir Metz, 2013), et même si la possession automobile est en recul dans certains hypercentres urbains de pays industrialisés, le niveau d’équipement automobile des ménages continue globalement à augmenter dans toutes les parties du globe (OECD, 2021).  

 

Si les enquêtes de mobilité permettent d’identifier  des phases de démotorisation, temporaires ou plus pérennes (Dargay et al., 2003), elles restent peu documentées, notamment par manque de données adéquates comme des données longitudinales de panel (Aguiléra et Cacciari, 2020). Les travaux disponibles rendent compte de tendances très mesurées (concernant très peu de ménages) et dominées par des démotorisations partielles, c’est-à-dire où le ménage conserve au moins un véhicule (Korsu et al., 2021 ; Emery et al., 2021). La littérature montre aussi que la probabilité de se démotoriser augmente lors de certaines étapes du cycle de vie impliquant en particulier une diminution de la taille du ménage (divorce ou départ d’un enfant, par exemple), une perte de revenus ou un déménagement vers un quartier mieux desservi par les transports en commun (Clark et al., 2016 ; Sattleger et Rau, 2016). 

 

Des entretiens biographiques menés au LVMT dans le cadre du projet MODE (financé par l’ANR) ont permis de mieux documenter les logiques et temporalités des processus de décision à l’œuvre au sein des ménages qui se démotorisent (Belton Chevallier et al., 2023).  

 

Mais au-delà de ces événements liés à l’évolution de la structure du ménage, la démotorisation est à relier à un autre renoncement, celui de la conduite automobile. Plusieurs enquêtés l’expliquent par la peur de conduire. Cette peur peut être ancienne, fruit d’expériences traumatisantes durant l’enfance (accidents, parents qui se disputent en voiture, etc.) ou à l’adolescence, avant ou pendant l’apprentissage de la conduite. La peur peut aussi être plus récente et déclenchée, par exemple, par des accidents de la route survenus après l’obtention du permis de conduire. Dans les deux cas, la peur de conduire est souvent bien antérieure à la démotorisation elle-même. D’autres motifs de renoncement à la conduite et donc à la voiture ressortent des entretiens comme le handicap physique (problèmes de vue, maux de dos, etc.), une dégradation du véhicule ou le retrait du permis. Pour ces différents motifs, le renoncement à la voiture est souvent involontaire, constituant une bifurcation dans la trajectoire biographique. Si cette démotorisation « forcée » est d’abord vue comme temporaire, le temps d’aller mieux, de repasser son permis ou d’avoir suffisamment d’argent pour se racheter un véhicule elle peut ensuite devenir pérenne, comme fruit de l’expérimentation positive d’autres façons de se déplacer.  

 

Dans l’ensemble des entretiens biographiques menés au LVMT, le renoncement à la conduite et à la possession automobile est un processus aux ressorts multiples, qui peut mettre du temps à advenir, et qu’il est souvent difficile de relier à un motif unique. La démotorisation trouve l’un de ses fondements dans le vécu quotidien de la mobilité. Qu’elle intervienne à l’issue de phases de privation automobile, obligeant à expérimenter d’autres modes de transport, ou du fait d’une utilisation jugée trop intense de la voiture, la prise de conscience de la pénibilité des déplacements automobiles joue un rôle majeur. La congestion, les difficultés de stationnement, les coûts d’entretien du véhicule, les dégradations subies (notamment quand le véhicule stationne dans l’espace public) sont autant de motifs qui contribuent à faire de la voiture un mode de déplacement pénible ou fatiguant. Sans surprise, ce discours est particulièrement fort pour les ménages vivant dans des territoires urbains très denses. La démotorisation n’est donc pas nécessairement et directement reliée à un événement clé du parcours biographique des ménages. Elle se joue aussi dans l’expérience d’autres façons de se déplacer qui s’avèrent à l’usage plus performantes, moins pénibles. Autrement dit, la démotorisation se joue d’abord dans la diminution, progressive ou plus radicale, des usages de la voiture, avant de renoncer à sa propriété. Ces résultats confirment ceux obtenus, toujours dans le cadre du projet MODE, via l’analyse d’enquêtes nationales de mobilité montrant l’antériorité de la diminution de l’usage de la voiture (au sens de la part modale et des kilomètres parcourus) sur la décision de se démotoriser (Korsu et al., 2021). 

 

Au-delà de l’expérimentation d’autres façons de se déplacer, la démotorisation est à resituer plus largement dans les dimensions spatiales des trajectoires des ménages. Si le discours sur la pénibilité automobile émane essentiellement de ménages résidant en ville, il est d’autant plus marqué chez les personnes âgées entre 30 et 50, souvent avec enfants, et qui présentent le point commun d’avoir vécu dans leur jeunesse dans des territoires peu denses ou dépendants de l’automobile. Ces personnes ont de ce fait été socialisées très tôt à la norme automobile, et ont tendance à considérer que la « meilleure » manière de se déplacer est au volant d’une voiture. Les entretiens menés au LVMT révèlent aussi l’influence des politiques de restriction de la voiture. Cette influence est particulièrement forte pour les personnes ayant toujours vécu en ville, y compris à des époques où circuler en voiture y était moins problématique (en particulier pour les personnes nées dans les années 1950 à 1970). L’existence d’alternatives modales performantes joue aussi un rôle important dans les processus de démotorisation des urbains. Enfin, les liens entre les contextes spatiaux et la démotorisation ne concernent toutefois pas seulement les caractéristiques des territoires et les conditions de mobilité qu’ils permettent. Ces liens ont aussi trait aux sociabilités des personnes et aux liens sociaux qu’ils tissent tout au long de leur vie dans ces territoires. Habiter des territoires plus urbains et fréquenter des classes sociales plus militantes ou plus investies dans la transition écologique font que la norme automobile tend à perdre en force, et parfois finit par être rejetée. 

 

Pour réduire la dépendance à la voiture, il y a donc un enjeu fort à agir sur ses représentations et les pratiques de mobilité dès le plus jeune âge. Par ailleurs, la vision spatialement située de la possession et des usages automobiles amène à s’interroger sur le champ de pertinence de politiques publiques ayant pour objectif la démotorisation. Le projet MODE a montré que la démotorisation est devenue, dans les centres de certaines grandes métropoles, un mot d’ordre politique et un marqueur de projets locaux affectant non seulement l’aménagement de l’espace public mais aussi les normes qui régissent la construction et le domaine privé (Thébert et Jégou, 2024). La démotorisation s’introduit ainsi dans les politiques d’urbanisme et fait évoluer le métier des opérateurs urbains (aménageurs et gestionnaires du stationnement). Ces projets sont portés principalement par des coalitions associant des écologistes et définis pour les communes centres. Mais ils sont susceptibles de connaître une certaine diffusion politique et spatiale. D’une part, leurs porteurs politiques investissent l’échelon institutionnel de la métropole où ils les mettent en débat. D’autre part, ces projets apportent aux enjeux urbains actuels des réponses qui pourraient s’affirmer comme étant trans-partisanes : limitation des coûts relatifs aux ouvrages de stationnement en ouvrage mais aussi à la construction et l’aménagement en général, « récupération » du domaine public pour affectation à d’autres usages et valorisation du cadre de vie, équilibre économique des services publics de mobilité partagée, etc. 

 

Il demeure que, si les politiques de restriction de l’usage de la voiture sont acceptables et acceptées en ville, elles sont très peu envisagées dans des territoires moins denses où la voiture reste vue, par les usagers comme les acteurs publics, comme incontournable. Ces constats montrent l’urgence de mettre en œuvre des politiques d’aménagement et des alternatives à la voiture individuelle crédibles dans les territoires moins denses. Le contexte post-pandémique de développement du télétravail, qui semble favoriser simultanément des mobilités dans la proximité du domicile (pour les déplacements hors travail) et un éloignement au lieu d’emploi, en faveur notamment de territoires moins denses, rend cette prise de conscience encore plus urgente. Le développement de la voiture électrique, principalement vue pour l’instant comme un véhicule individuel, pourrait toutefois compliquer cette transition. 

 

Références:

– Aguiléra, A., & Cacciari, J. (2020). Living with fewer cars: review and challenges on household demotorization. Transport Reviews, 40(6), 796–809. 

– Belton Chevallier L., Cacciari J., Aguiléra A., 2023, « Demotorization and Space: The Influence of Spatial Factors on Car-Dependency Reduction in France », Urban Planning, 8(3), 6–13. 

– Borges, B. F. D. S., & Goldner, L. G. (2015). Implementation of car-free neighbourhoods in medium-sized cities in Brazil, a case study in Florianópolis, Santa Catarina. International Journal of Urban Sustainable Development, 7(2), 183–195.  

– Clark, B., Chatterjee, K., & Melia, S. (2016). Changes in level of household car ownership: the role of life events and spatial context. Transportation, 43(4), 565–599. 

– Dargay, J., Hanly, M., Madre, J. L., Hivert, L., & Chlond, B. (2003). Demotorisation seen through panel surveys: a comparison of France, Britain and Germany [Presentation paper]. 10th International Conference of Travel Behaviour Research, Lucerne, Switzerland. 

– Deleuil J.-M., Barbey E., Sintès A., 2017, « Le dévoiturage ou la ville sans (sa) voiture : mobilités plurielles, services numériques et vie de quartier », Flux, 108, 80–87. 

– Emery J., Motte B., Hivert L., 2021, « Motifs de démotorisation des actifs et retraités dans les aires urbaines françaises : premiers résultats statistiques de l’enquête MoDe », RTS-Recherche Transports Sécurité, Vol.2021, 18p. 

– Glazebrook, G., & Newman, P. (2018). The city of the future. Urban Planning, 3(2), 1–20. 

– Korsu E., Aguiléra A., Proulhac L., 2021, « La vie après-voiture, ou comment les ménages démotorisés s’adaptent à un quotidien sans voiture personnelle », RTS-Recherche Transports Sécurité, Vol.2021, 13p. 

– Melia S., 2014, « Carfree and low-car development », 213–233 in: Parking Issues and policies. Emerald Group Publishing Limited. 

– Metz, D. (2013). Peak car and beyond: the fourth era of travel. Transport Reviews, 33(3), 255–270. 

– Nieuwenhuijsen, M.J, Bastiaanssen, J., Sersli, S., Waygood, E. O. D., & Khreis, H. (2019). Implementing Car-Free Cities: Rationale, Requirements, Barriers and Facilitators. In M. Nieuwenhuijsen & H. Khreis (Eds.), Integrating Human Health into Urban and Transport Planning: A Framework (pp. 199–219). Springer International Publishing. 

– OECD., 2021, ITF Transport Outlook 2021. Paris, Organisation for Economic Co-operation and Development. https://www.oecd-ilibrary.org/transport/itf-transport-outlook-2021_16826a30-en 

– Sattlegger, L., & Rau, H. (2016). Carlessness in a car‐centric world: A reconstructive approach to qualitative mobility biographies research. Journal of Transport Geography, 53, 22–31. 

– Thébert M., Jégou A., 2024, Sous les parkings, la ville ? La démotorisation des ménages comme nouvel horizon des politiques locales. Espace Populations Sociétés, à paraître.